Un « Nouveau » Notre Père ?

Dans quelques jours, ledit “Nouveau” Notre Père entrera en vigueur en France. “Ne nous soumets pas à la tentation” deviendra “Ne nous laisse pas entrer en tentation”. Actualité suscitant questionnements, polémiques et débats médiatiques.

Le frère Olivier-Thomas Venard, o.p. développe cette actualité de l’Église dans le magazine Église à Monaco :

Le « Nouveau » Notre Père 

Une belle occasion de redécouvrir le dialogue entre Tradition et Écritures

© Église à Monaco

Plus de 50 ans ! C’est le temps qu’il aura fallu à toutes les instances en charge de la liturgie catholique francophone pour changer la « nouvelle traduction » du Notre Père. Il y a plus d’un demi-siècle, en effet, le 4 janvier 1966, catholiques, orthodoxes et réformés promulguèrent une « nouvelle traduction » commune aux trois confessions chrétiennes. À partir du 3 décembre 2017, premier dimanche de l’Avent début d’année liturgique, elle changera légèrement. En prononçant la sixième demande, nous ne dirons plus : « ne nous soumets pas à la tentation » mais : « ne nous laisse pas entrer en tentation. »

Pourquoi un tel changement ?

Dès l’entrée en vigueur de l’ancienne-nouvelle formule (si l’on ose dire), une solide objection s’était élevée : elle contredisait littéralement un enseignement de l’Écriture très clair. « Dans l’épreuve de la tentation, que personne ne dise : ‘Ma tentation vient de Dieu.’ Dieu en effet ne peut être tenté de faire le mal, et lui-même ne tente personne » (Jacques 1,13). De fait, « soumettre quelqu’un à quelque chose », en français courant, c’est lui faire endurer volontairement tel ou tel traitement. Du coup, on pouvait se demander quelle image de Dieu une telle demande risquait de colporter dans l’esprit des fidèles… au moment même où on l’appelait “Père” ! Ne risquait-on pas d’entretenir l’image d’un Dieu-tyran, capricieux, qui pourrait (ou non) décider de nous soumettre à la tentation et que nous devrions prier de l’éviter, sans trop savoir pour quelle raison ?

Le danger était carrément d’entretenir une confusion entre Dieu et le tentateur, Satan — bref, de dire un blasphème !

Alors, nous serions-nous trompés pendant 50 ans ?

Non, parce qu’il est bien vrai qu’il n’y a qu’un Dieu, bon et tout puissant, et non pas un Dieu du mal et un Dieu du bien. Si tentations il y a c’est bien que, d’une manière ou d’une autre, elles sont permises — sinon voulues — par Dieu, de manière ultime. Théologiquement, la formule « ne nous soumets pas à la tentation » correspond à cette toute puissance de Dieu seul. Il n’y a qu’un Dieu, et non pas une perpétuelle dispute entre un dieu du bien et un dieu du mal !

Plus encore, dans la Bible Dieu laisse les croyants, surtout les plus grands, exposés à la tentation. Le Christ lui-même est « conduit par l’Esprit au désert pour y être tenté » (Matthieu 4,11), ou encore à Gethsémani : « Priez pour ne pas entrer en tentation » (Matthieu 26,41). Et avant Jésus, Dieu a permis au satan de mettre Job à l’épreuve… Si le diable et les esprits mauvais tendent des pièges, des tentations, incitent à faire le mal, à tomber, à détruire, autant le Créateur, le Dieu vivant et vrai, lui, donne sa force, sa grâce au croyant pour qu’il résiste et grandisse à travers ce qui ne sera que des épreuves. Cela explique l’invitation de la première épître de Pierre : « Tressaillez-vous d’allégresse même s’il faut que, pour un peu de temps, vous soyez affligés par diverses épreuves, à fin que, bien éprouvée, votre foi, plus précieuse que l’or périssable que l’on vérifie par le feu, devienne un sujet de louange, de gloire et d’honneur, lors de la Révélation de Jésus Christ » (Première épître de Pierre 1, 6-7). Bien comprise, la formule en usage durant le dernier demi-siècle n’est donc pas du tout un blasphème. C’est une demande à Dieu de proportionner sa grâce au combat que nous devons mener…

D’ailleurs, on avait aussi de vraies raisons d‘être insatisfaits de la traduction qui avait eu cours auparavant. « Ne nous laissez pas succomber à la tentation ». Ne suggérait-elle pas un Dieu-Raminagrobis, laissant ses enfants glisser lentement le long de la planche savonneuse de la tentation, les observant jusqu’au moment où ils sont prêts à y tomber, à succomber, et, prié par eux, décidant — ou non, selon son bon plaisir — de les retenir ?

C’était d’abord une curieuse conception des relations entre Dieu et l’homme, un peu comme s’il y avait un système de vases communicants entre la grâce et la liberté. Comme si l’homme était ordinairement laissé à ses seules forces, toujours attiré par la tentation et sur le point d’y succomber, et qu’il faille une intervention spéciale de la grâce pour l’empêcher de « succomber ». Or en réalité, Dieu offre sa grâce à l’homme pour qu’il se forge des vertus, se fortifie dans le combat spirituel habituel.

C’était aussi un rétrécissement du sens de la demande de Jésus. Dans la bouche d’un Juif pieux du premier siècle, la « tentation » est beaucoup plus qu’un mal moral auquel il faut résister : selon les Ecritures, comme on l’a rappelé plus haut, c’est parfois une mise à l’épreuve voulue par Dieu. Jésus nous apprend à prier le Père de ne pas nous placer dans une épreuve telle que notre fidélité soit en péril, à tenir compte de nos faiblesses, à y proportionner sa grâce !

Bref, dans la dernière et dans l’avant-dernière traductions, le risque de mal comprendre était trop fort, et l’Eglise comme mère et maîtresse tient compte des plus petits en leur donnant une traduction plus facile. Le Dieu vivant et vrai, le Père qui permet que la tentation soit là, et veut, par la grâce que nous lui nous donner la force de ne pas nous y attarder, de ne pas entrer « en » tentation, encore moins « dans la » tentation. Suivant l’invitation de Jésus à Gethsémani (Matthieu 26,41 : Veillez et prier pour ne pas entrer dans la tentation), nous lui demandons : « Ne nous laisse pas entrer en tentation. »

Que dit « l’original » ?

Dans la formule liturgique traditionnelle « ne nos inducas in tentationem », le latin inducere (tout comme le grec eisphérô qu’il traduit littéralement) signifie « faire entrer dans. » Avouons que cela ressemble fort à « ne nous induis pas… », et qu’on n’est pas loin du blasphème virtuel de « ne nous soumets pas » ! Quoi qu’il en soit, on peut ergoter à l’infini sur les nuances des formules en grec et en latin : mais le fait est que Jésus n’a pas enseigné le Notre Père en latin, ni même en grec, mais en araméen ! Et Matthieu qui a conservé cet enseignement l’a probablement fait en hébreu, et non pas en grec, d’abord.

Les efforts de cinq savants du 20ème siècle, ont permis de reconstituer la forme de la prière dans la langue de Jésus et donc de mieux en cerner le sens. Il s’agit du jésuite Heller, des abbés Carmignac, Puech et Delorme, et du dominicain Tournay. Émile Puech seul est encore de ce monde, toujours très actif à l’École biblique de Jérusalem, on peut admirer sa rétroversion araméenne gravée dans la pierre à Jérusalem, au Carmel du sommet du mont des Oliviers, où l’on vénère traditionnellement le don de la Prière du Seigneur.

En araméen, la sixième demande du Notre Père mobilise deux traits grammaticaux sans équivalents grec ni latin. Elle recourt à l’aspect verbal causatif/factitif/permissif (qui décrit l’action de faire faire, ou de laisser faire) et lui adjoint une négation. Or en araméen, la négation d’un verbe à cet aspect peut porter sur l’effet et/ou sur la cause. La même formulation peut donc signifier: « faire/permettre que ne pas » ou: « ne pas faire/permettre que ». Soit : « Ne fais/permets pas que nous entrions en tentation » (cela ressemble à « ne nous soumets pas ») ou « Fais/permets que nous n’entrions pas en tentation » (cela ressemble à « ne nous laisse pas entrer).

L’adaptation de la prière en grec s’est faite très tôt au 1er siècle, dans la communauté judéo-chrétienne de culture palestinienne imprégnée de structures de pensées sémitiques. Plutôt que d’en expliciter la signification, l’adaptateur a cherché à imiter la forme de la prière (cela ressemble à ce que firent les Juifs d’Alexandrie dans leur rendu grec de la Tora). Et ainsi, au lieu de rendre l’aspect causatif du verbe sémitique par deux verbes (comme dans « faire-faire », ou « laisser-faire »), le traducteur a retenu un seul verbe, précédé la négation, en supposant que ses auditeurs, encore en contexte sémitique, comprendraient.

Mais une fois diffusée en milieux non sémitiques, la même formulation, en grec puis en latin, pouvait être incomprise, et c’est pourquoi les Pères à partir de la fin du 2ème siècle en ont systématiquement proposé des gloses, par exemple : « ne permets pas que nous soyons séduits par le Tentateur » (Tertullien) ; « ne souffre pas que nous soyons induits en tentation (Cyprien de Carthage et Vetus latina) ; « priez pour ne pas être submergés par la tentation » (Cyrille de Jérusalem). C’est cette prudente tradition que réinvente la « nouvelle » formule qui sera désormais la nôtre.

Quelques bonnes leçons à en retirer pour notre lecture des Écritures ?

On s’est parfois imaginé que pour trouver la « vérité » il fallait « revenir à l’Écriture» en-deçà des traditions liturgiques (latines). Cette question de la traduction du Notre Père nous permet de redécouvrir aujourd’hui que l’Écriture elle-même est … une tradition !

Les évangiles, par exemple, fixent en grec, la transmission d’une prédication qui se fit essentiellement en araméen palestinien. Cela veut dire que pour éclairer la Tradition, il faut revenir aux Écritures, qui à leur tour nous renvoient vers une connaissance approfondie de la Tradition, sémitique, sans laquelle le Nouveau Testament est incompréhensible.

Ainsi donc, les Écritures ne suffisent pas : la lettre des Écritures ne contient pas « directement » la parole de Dieu. La Bible n’est pas un livre magique, c’est l’aide-mémoire sacré de la foi de l’Église. Ce qui compte c’est la mémoire vive de l’Eglise, nourrie et mise en forme par l’Esprit Saint, exprimée dans les mots de la Parole, jamais réductible à quelques mots écrits.

C’est pourquoi il n’y a pas de traduction idéale, et c’est tant mieux : le Verbe de Dieu ne peut se réduire à aucune parole humaine, il est plus riche que tous nos mots. Le psalmiste écrit avec humour : « Dieu a dit une chose j’en ai entendu deux » (Psaume 62,11)… et quand on va lire son psaume, il en a écrit trois !

La parole de Dieu est une provocation à l’intelligence, une invitation à être plus intelligent, à étudier ! C’est pour cela aussi que la Parole existe en plusieurs versions (en hébreu, en araméen, en grec, en latin, en syriaque), et c’est pour cela que même si nous ne connaissons pas ces langues, il nous est toujours utile de lire plusieurs traductions différentes du même passage. Cela nous évitera, — si l’on ose dire en parlant des paroles du Bon Dieu — de prendre les vessies pour des lanternes, et surtout cela nous permettra, par l’intelligence et par le cœur, par l’étude et par la prière, au-delà des mots, à entrer en contact avec la Réalité même du Père céleste qui nous aime.

Pour aller plus loin sur le Notre Père :

  • CARMIGNAC, Jean. – Recherches sur le Notre Père. – Paris : Letouzey et Ané, 1969. – 608 p. ; in-4°. – A l’écoute du Notre Père. – Paris : Ed. de Paris, 1971.- 123 p. ; in-12°.
  • Jean DELORME. « Pour une catéchèse biblique du ”Notre Père”. À propos de la nouvelle traduction », L’Ami du clergé, 76, 1966, p. 225-236. 1967.

 

© Église à Monaco

Fr. Olivier-Thomas Venard o.p.
Docteur en Littérature et en Théologie
Professeur de Nouveau Testament et vice-directeur de l’Ecole biblique de Jérusalem
Consulteur de la Congrégation pour la divine liturgie et la discipline des sacrements