Après avoir servi deux ans comme prieur du couvent de Genève, le frère Pierre de Marolles est assigné désormais à Jérusalem pour poursuivre sa recherche doctorale consacrée au livre de l’Apocalypse. Né à Versailles et ayant passé une partie de son enfance en Suisse, il a d’abord étudié les mathématiques avant d’entrer dans l’Ordre des Prêcheurs. Son parcours spirituel et intellectuel l’a conduit des favelas du Brésil aux amphithéâtres de l’Université de Fribourg, puis aux bibliothèques de Louvain-la-Neuve et de Genève. Sa thèse explore la manière dont le mystérieux « livre scellé de sept sceaux » (Ap 5) a été interprété au fil des siècles. Rencontre avec un exégète passionné par la vie des textes et leur fécondité pour la foi.
Frère Pierre, peux-tu présenter le thème de ta thèse sur l’Apocalypse et ce qui t’a attiré vers ce livre particulier ?
Je savais depuis longtemps que j’allais travailler sur le livre de l’Apocalypse de Jean. C’est un texte qui m’a toujours intrigué. Ce qui est étonnant, c’est qu’il est à la fois très célèbre et pourtant profondément méconnu. Tout le monde croit savoir ce qu’il contient — les cavaliers, les trompettes, la fin du monde… — alors qu’en réalité, bien peu le lisent vraiment. L’Apocalypse exerce une forme de fascination, mais souvent pour de mauvaises raisons.
Donc tu veux réhabiliter un livre un peu mal compris…
Exactement. Tant de croyants pourraient y trouver de vrais trésors pour leur foi. C’est un texte d’une puissance théologique et artistique immense. Pourquoi continuer de nous priver du livre qui a inspiré les mosaïques des basiliques de Rome, les tapisseries du château d’Angers et le retable de l’Agneau mystique de Gand ?
Mais comment est venue l’idée d’en faire une thèse ?
Elle a mûri alors que je travaillais pour mon mémoire de master sur un commentaire ancien. À ce moment-là, j’ai rencontré Régis Burnet, professeur de Nouveau Testament à Louvain-la-Neuve, spécialiste de l’histoire de la réception des textes bibliques. À l’époque, il commençait à s’intéresser plus particulièrement à l’Apocalypse, et j’ai tout de suite su que ce serait un bon directeur de thèse. Comme j’étais alors à Zurich, nous avons imaginé une cotutelle avec la faculté de théologie de Genève, sous la direction d’Anne-Catherine Baudoin. Ensemble, nous avons choisi d’étudier comment l’image du « livre scellé de sept sceaux », au chapitre 5, a été interprétée à travers les siècles.
Ce « livre aux sept sceaux »… On dirait presque un titre de roman !
C’est vrai, il a quelque chose de mystérieux. Et il a fasciné les lecteurs pendant deux millénaires. Pour ne pas me perdre dans immensité des commentaires écrits à son sujet, j’ai choisi de me concentrer sur trois auteurs : Victorin de Poetovio, évêque au IIIᵉ siècle ; Joachim de Flore, abbé calabrais du XIIᵉ siècle ; et Heinrich Bullinger, théologien protestant du XVIᵉ siècle. Trois époques, trois mondes intellectuels, trois manières très différentes d’interpréter le même texte.
Peux-tu expliquer ce qu’est l’histoire de la réception, cette approche que tu utilises ?
L’histoire de la réception s’intéresse à la vie d’un texte après sa rédaction : comment il a été lu, compris, commenté, illustré, traduit… C’est une manière passionnante d’étudier la Bible, parce qu’elle montre comment la Parole a continué de résonner dans l’histoire. Là où la méthode historico-critique cherche à remonter vers le passé du texte — son contexte, sa composition —, l’histoire de la réception observe son avenir. Comme le disait Paul Ricœur, c’est une fois qu’il est achevé qu’un texte commence vraiment à vivre.
Et pour l’Apocalypse, cette « vie du texte » est particulièrement mouvementée, n’est-ce pas ?
Absolument. Si aujourd’hui beaucoup y voient un scénario de fin du monde, c’est parce que notre lecture a été façonnée par certaines traditions modernes, notamment issues du protestantisme évangélique. Mais dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, l’Apocalypse était lue tout autrement : non pas comme un récit de peur, mais comme une vision de la joie céleste dans laquelle l’Église est déjà appelée à entrer. Parcourir cette histoire, c’est aussi apprendre à se libérer de nos propres préjugés pour redécouvrir la richesse du texte.
Parmi les auteurs que tu étudies, lesquels t’ont le plus étonné ?
Le premier, Victorin de Poetovio, donne une explication du chapitre 4 de l’Apocalypse que je trouve géniale. Il interprète les quatre Vivants autour du trône, le lion, le bœuf, l’homme et l’aigle, comme les quatre Évangiles, et les vingt-quatre Anciens comme les livres de l’Ancien Testament. Comme les quatre Vivants ont autant d’ailes qu’il y a d’Anciens, il explique que les Évangiles, pour « voler » dans le monde, ont besoin de l’élan prophétique de l’Ancien Testament, et que les livres de l’Ancien Testament, pour être « vivants », ont besoin de la lumière du Christ. C’est à la fois poétique et profondément théologique.
Et les deux autres ?
Joachim de Flore, au XIIᵉ siècle, contribue tout simplement à forger notre conception moderne de l’histoire en trouvant dans l’Apocalypse une prophétie des différents âges du monde. Quant à Bullinger, il écrit à Zurich pour consoler les exilés anglais qui fuient les persécutions. Pour lui, le livre scellé remis à l’Agneau représente les destinées du monde : autrement dit, tout est entre les mains du Christ, il ne faut pas avoir peur. Pour lui l’Apocalypse est donc un livre de consolation.
Ta thèse propose donc de relire l’Apocalypse comme une bonne nouvelle…
Oui, et plus encore : de montrer que l’histoire de la réception du texte nous aide à comprendre qu’il n’existe pas une seule manière de lire la Bible. On me demande parfois : « Très bien, mais à la fin, quelle est ta lecture ? » Comme si les lectures du passé n’avaient plus rien à nous dire ! Or, elles nous révèlent justement que la Bible n’est pas un code à décrypter une fois pour toutes, mais une source inépuisable d’inspiration.
Et cette approche change ta manière de croire ou de prêcher ?
Beaucoup. L’an dernier, à Genève, un paroissien m’a demandé de donner un cours sur les « textes difficiles » de la Bible. Nous avons lu ensemble des passages que l’on évite volontiers : Sodome et Gomorrhe, le sacrifice d’Abraham, la lapidation des adultères, ou encore l’anathème de Jéricho. Au lieu d’enchaîner les explications rassurantes pour dire que « ce n’est pas si terrible », j’ai préféré montrer comment ces textes avaient été compris et reçus à travers les siècles. Les participants ont découvert qu’ils n’étaient pas les premiers à se sentir déroutés devant ces textes, et qu’avant eux, des générations de croyants avaient cherché à y discerner la présence de Dieu. En contemplant cette longue histoire de lecture, ils ont perçu combien les textes les plus dérangeants peuvent devenir des lieux de révélation et de fécondité pour la vie de foi. Je crois que beaucoup sont ressortis de ce parcours émerveillés de tout ce que la Bible et sa tradition ont à offrir à ceux qui osent la lire vraiment …
L’entretien s’achève sur ce mot : émerveillement. Merci au frère Pierre d’avoir partagé ce regard vivant sur la Parole, et bonne continuation pour la suite de sa recherche à Jérusalem.
— Propos recueillis par le fr. Erik Ross
L’entretien ci-dessus a été initialement publié dans le bulletin de la province dominicaine de France, Prêcheurs, dans son numéro de novembre 2025.