“MARIE, CELLE QUI A DIT OUI”

Après deux numéros en partenariat avec l’École biblique (Le roman de la Bible et Jésus Christ, cet inconnu), Le Figaro Hors-série dédie cette fois-ci un numéro à la Mère de Dieu : Marie, celle qui a dit oui. Cinq résidents du couvent Saint-Étienne ont participé à la construction de ce numéro en rédigeant un article pour la revue. Nous revenons avec eux sur les thèmes abordés :

Présentation de Marie au Temple, Capella degli Scrovegni (Padoue, Italie)

“On montre toujours comment Jésus accomplit toutes les promesses qui ont été faites à Israël. C’est ce qu’on appelle la lecture typologique : on essaie de trouver dans l’Ancien Testament tout ce qui annonce Jésus. On peut faire la même chose avec la Vierge Marie, c’est-à-dire que la Vierge Marie, « la fille de Sion », est aussi annoncée dans l’Ancien Testament (le prophète Sophonie, Zacharie, Michée ou le prophète Isaïe). La fille de Sion est une forme de personnification d’Israël, mais c’est également plus que ça. La Vierge Marie vient aussi accomplir les promesse qui ont été faites à Israël, elle, la fille de Sion. Il y a donc une forme de continuité entre Marie comme figure d’Israël, mais aussi Marie comme figure de la fin des temps pour Israël.

Ce que j’essaie de montrer dans cet article, c’est comment Marie, fille d’Israël, parce que c’est une fille de son peuple d’une certaine manière, n’est pas devenue la Mère de Dieu juste parce que, un jour, un ange est venu la voir. Dans le Protévangile de Jacques, un texte apocryphe qui n’a pas été retenu dans le canon mais qui a eu une extrême influence sur tout l’art européen, est racontée l’histoire de Marie enfant, et sa consécration au Temple. Marie était vierge consacrée au Temple, elle a vécu dans le Temple enfant, etc. On a d’ailleurs gardé la fête liturgique de la présentation au Temple de la Vierge, que l’on célèbre dans le catholicisme et dans l’orthodoxie. Il existe donc toute une tradition autour de la Vierge Marie qui montre comment elle a été préparée à devenir la mère de Jésus qui n’est pas directement dans l’Évangile mais que l’on retrouve dans l’histoire de l’art : lors de l’Annonciation, lorsque l’ange Gabriel vient voir Marie, celle-ci est en train de lire.. C’est en méditant les écritures et les promesses faites à Israël qu’elle est capable d’accueillir cette chose énorme.

Remettre Marie, comme Jésus, dans son cadre juif de l’époque, donne plus d’importance à l’incarnation qui est centrale. Si Jésus est incarné c’est dans un peuple, avec une culture. Les passages qui paraissent un peu légendaires ou étranges sur la Vierge Marie, ne le sont plus à la lumière des Écritures. Elle vient en fait accomplir, comme Jésus, des promesses faites à Israël.

C’était très agréable de travailler avec le Figaro Magazine, car ce sont des gens professionnels d’un point de vue journalistique mais aussi d’un point de vue biblique et chrétien. On a pu discuter et avoir un échange intéressant, ce qui m’a permis de repréciser certains points de mon article. C’est une belle collaboration.”

Réjouis-toi, fille de Sion (p. 50-57), fr. Olivier Catel, o.p.


Le Magnificat repris en 67 langues à l’Église de la Visitation à Ein Karem (ouest de Jérusalem).

“Le Magnificat, c’est cette prière de Marie dans l’Évangile de Saint Luc : « Mon âme exalte le Seigneur … »

Saint Luc est assez musical, plusieurs chansons sont présentes dans le récit de l’enfance de Jésus. Il faut donc regarder le Magnificat dans ce milieu : autour du Benedictus et de la chanson de Siméon. Cette métaphore de musique est une entrée pour comprendre le récit. Dans ce passage de l’Évangile, l’action s’arrête pour laisser place à une réflexion des personnages sur ce qui se passe.

Il y a plusieurs échos à ce passage. Il est très lié par exemple a une autre prière dans l’Ancien Testament : le cantique d’Anne (1er Samuel 2, 1-10), qui est, elle aussi, une femme sans enfant. Ce cantique est un sorte de poème, de chanson très semblable à la prière de Marie. Ces liens sont intéressants surtout parce qu’ils soulignent les différences entre les deux : par exemple, Anne dans l’Ancien Testament parle toujours de l’avenir “Dieu exaltera le corps de son Messie”, le dernier mot de cette prière est Messie, c’est donc toute une prophétie vers l’avenir. Marie, elle, parle au passé, elle a déjà fait quelque chose. C’est donc une sorte d’appel/réponse entre les deux. Nouveau/Ancien Testament. C’est assez subtil, mais c’est quand même une manière de comprendre ce que Marie dit. Il y a plusieurs échos, mais celui-ci est quand même le plus important.

Le Magnificat appartient à une licence artistique de l’évangéliste Luc, on n’attend pas de Marie qu’elle se lance dans de longs poèmes assez compliqués comme celui-ci. C’est une composition réfléchie, mais peu de savants pensent que Luc lui-même a inventé ce poème qu’il a probablement reçu d’une tradition antérieure. Cette prière est assez intéressante au niveau historique et théologale puisque la voix mariale et la voix de l’Église se mêlent. Sur le plan historique, c’est l’Église qui prend la voix de Marie et prie encore aujourd’hui ses paroles. Sur le plan théologale, il existe plusieurs variantes du Magnificat, comme celui de Monteverdi, et toutes distribuent la parole à plusieurs personnes. Ce n’est jamais un solo mais toujours un choeur qui chante. La Mère de Dieu ne doit pas être isolée ou séparée de toute l’Église à laquelle elle appartient.”

Magnificat (p. 58-61), fr. Anthony Giambrone, o.p.


Des croyants se recueillant dans la grotte de la Nativité, à Bethléem.

La liste des sites archéologiques dédiés à la Vierge Marie en Terre Sainte est longue. Le fr. Dominique-Marie Cabaret discute dans l’article du Figaro de l’authenticité de ces sites. Il aborde ici les sites les plus importants pour lui en tant qu’archéologue et en tant que dominicain :

“En tant qu’archéologue, j’aime bien l’église de la Nativité à Bethléem. C’est l’une des plus vieilles église du monde encore en activité puisqu’elle a été reconstruite au VIe siècle. Ces cinq nefs, ces colonnes monolithes, ces architraves, ces beaux chapiteaux, … C’est un mode de construction unique. Peu d’églises de cette époque sont encore en activité. Le Tombeau de la Vierge est intéressant pour la même raison : c’est une église du Ve siècle avec une très belle voûte byzantine. En tant qu’archéologue ce sont les sites les plus extraordinaires parmi tous ceux dédiés à la Vierge Marie. Les autres ont été démontés, remontés, brûlés, transformés en mosquées, …

D’un point de vue dominicain le plus important est sans doute le Tombeau de la Vierge, lieu de l’Assomption, puisqu’il y a eu résurrection. Parmi les nombreux mystères de la vie de la Vierge Marie, l’Assomption est l’un de ceux qui me touche le plus, et le Tombeau de Marie est le seul endroit où cet événement est vénéré.

L’âge des bâtiments touche ma fibre historique. En tant qu’archéologue et croyant, l’ancienneté du sanctuaire compte : plus un sanctuaire est ancien, plus le nombre de personnes qui y sont venues est important. On peut sentir le poids de la prière de ceux qui sont passés pendant des siècles, ce qui n’est pas le cas dans les bâtiments plus modernes. Il y a une dimension spirituelle et il y a une communauté. Saint Paul parle de l’église comme le corps du Christ. Ce n’est pas un corps au sens physique, mais une unité. C’est dans ce sens là que la prière des chrétiens d’il y a 1500 ou 2000 ans a aussi du poids.

Ce n’est pas que les vieilles pierres, c’est la beauté des vieilles pierres et la dimension du corps spirituel qui s’est développé dans ces églises-ci qui comptent pour moi.”

Marie, la discrète (p. 62-67), fr. Dominique-Marie Cabaret, o.p.


La Vierge de l’Apocalypse, Miguel Cabrera

“J’ai vite répondu “oui” à la demande de nos amis du Figaro de proposer à des collaborateurs de la Bible en ses Traditions d’écrire pour un nouveau Hors Série à caractère biblique, sur la Vierge Marie cette fois, après les deux premiers, sur l’Ancien Testament, et sur Jésus Christ. En effet Marie, la sainte Mère de Dieu n’est-elle pas un modèle pour tout bibliste ? Elle est celle qui questionne intelligemment, sans pour autant remettre en doute la Parole divine, dès l’Annonciation, elle est celle qui “garde ces choses et les médite en son coeur” pendant tout l’Évangile… conserver, questionner, approfondir pour essayer de comprendre, ne jamais cesser de croire, quel modèle pour nous !

À titre personnel, c’est à une énigmatique figure de l’Apocalypse que je me suis attaché. Au chapitre 12 de l’Apocalypse de Saint Jean, se trouve la célèbre image d’une femme, couronnée d’étoiles, torturée par les douleurs de l’enfantement, et menacée par un dragon. Comme toute l’Apocalypse, cette image déploie le magnifique symbolisme d’un combat qui est celui des derniers temps. Une grande partie de la tradition chrétienne a voulu voir dans la vision de la femme une représentation de la Vierge Marie et de son fils, le Verbe incarné… Or il y a aussi des raisons de ne pas y voir la Vierge Marie. Si l’on croit, selon le dogme, que la Vierge Marie est vierge avant, pendant et après son accouchement et qu’elle est exempte du péché originel (selon la Bible les douleurs de l’enfantement sont liées directement au péché : “À cause de cela tu enfanteras dans la douleur”), alors on doit penser que Marie n’accoucha pas dans les douleurs. Ce texte est donc intéressant car il pose cette question de fond : qui est cette femme, et de quoi est-elle le symbole ?
Outre l’interprétation mariale (cette femme est la Vierge Marie), deux autres grandes interprétation existent : l’interprétation spirituelle (cette femme représente toute âme en chemin vers Dieu, menacée par le malin), et l’interprétation ecclésiale (ecclésia signifiant communauté): cette femme symbolise la communauté de l’Église, la communauté de tous ceux qui croient en Jésus.

Il se trouve que l’Apocalypse de Jean et le quatrième Évangile (“selon saint Jean”) forment un corpus. On a donc tendance à projeter l’Évangile de Jean dans la lecture de l’Apocalypse, et il se trouve que dans l’Évangile de Jean, la Mère de Jésus a un rôle extrêmement important. C’est elle qui précipite la révélation de Jésus lors des noces de Cana. Elle est le catalyseur de la manifestation de son fils. On la retrouve plus tard, au pied de la croix avec Saint Jean. Jésus mourant les confie l’un à l’autre en leur disant : “Femme voici ton fils, fils voilà ta mère”. Dans la Tradition il en est resté que la Sainte Vierge a passé les dernières années de sa vie sous la protection de saint Jean. Ayant cela en tête, en lisant la description de cette femme dans l’Apocalypse de Jean il est assez facile de comprendre cette femme comme Marie mère de l’Église qui continue d’enfanter des croyants, comme des “fils” à la suite de saint Jean. La représentation de la communauté par une femme était d’ailleurs chose courante dans le judaïsme, que l’on songe à la “fille de Sion”.

Il se trouve aussi que selon l’Apocalypse, saint Jean au moment de sa vision se trouve exilé sur l’île de Patmos (en Grèce) à l’occasion de l’une des persécutions qui agitent le premier monde chrétien. À Patmos, le mythe de Léto est largement répandu : Léto par l’oeuvre de Zeus, enceinte d’Apollon et d’Artémis, doit fuir la colère d’Héra, la femme de Zeus, qui a envoyé le serpent Python pour la persécuter. Lequel sait par une prophétie que le fils de Léto le tuera. Léto se cache sur une île et met au monde Apollon et Artémis. Quelques jours après, celui-ci accomplit la prophétie et tue Python. Il y a donc, dans la mythologie de cette région une histoire qui peut aussi avoir inspiré l’Apocalypse…

Ainsi donc la vision de la femme en Apocalypse 12 condense à la fois une inspiration “païenne”, une inspiration “juive” et l’histoire de Jésus (… et de sa maman!), d’une façon telle que seul l’Esprit saint pouvait l’inspirer à ce génial visionnaire du premier siècle !”

Couronnée d’étoiles (p. 104-111), fr. Olivier-Thomas Venard, o.p.


Le Tombeau de Marie, où, selon la tradition, l’Assomption a eu lieu.

“Vous le savez certainement, j’étais de confession protestante. C’est pourquoi le Figaro m’a demandé cet article concernant la position de l’Église réformée vis-à-vis de la Vierge Marie.

Dans l’histoire du protestantisme, il faut voir un protestantisme traditionnel, celui de Luther et de Calvin, et un protestantisme libéral. La Vierge Marie n’est pas un sujet de préoccupation premier de la Réforme protestante. Étant d’une famille protestante traditionnelle de l’Église réformée de France, je peux dire que ce n’était pas un sujet de division, ou même de prédilection de discussion. Luther a d’ailleurs écrit un Commentaire du Magnificat. Par contre, le protestantisme libéral va s’attaquer à plusieurs dogmes, dont les dogmes mariaux.

Avec la Réforme, l’anabaptisme et de grands courants anti-trinitaires se développent. Le baptême devient un sujet de querelles entre les réformateurs, de même que la Trinité ou la Sainte Cène (l’Eucharistie). Calvin fait d’ailleurs brûler Michel Servet, un médecin espagnol, à Genève car celui-ci niait la Trinité. Avec le protestantisme libéral va également se poser la question de Marie. Certains vont développer l’idée que si Marie joue un rôle dans le salut de l’humanité, tout ce que vous donnez à Marie, vous l’enlevez au Christ. Et surtout, va naître ce problème qui n’existait pas chez les réformateurs : Marie était-elle vierge avant, pendant et après l’enfantement ?

La distanciation avec le catholicisme va s’accentuer avec les dogmes récents concernant Marie : le dogme de l’Immaculée Conception, Marie a été conçue sans le péché originel ; et le dogme de l’Assomption, la Vierge Marie a été élevée en gloire avec son corps auprès de son fils. Dans l’Église catholique, le dogme n’est pas fixe mais se développe avec la tradition. L’Immaculée Conception est déduit de la Theotokos (Marie est définie comme Mère de Dieu. Si Marie n’est pas Mère de Dieu, alors cela touche au statut du Christ pleinement homme et pleinement Dieu). Or, ces dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Assomption ne sont pas dans la Bible, et le principe du protestantisme c’est l’autorité souveraine des écritures.

D’autres points de différenciation entre le catholicisme et le protestantisme existent ; par exemple, dans la confession protestante le purgatoire n’existe pas. Pour un protestant, après la mort dans la doctrine la plus simple, il n’y a pas d’intermédiaire au paradis ou à l’enfer. Il n’y a donc pas besoin de prier pour les morts ou de déposer des souvenirs dans les cimetières. Pourtant, quand j’étais pasteur à Nîmes, je voyais des protestants qui allaient au cimetière le 1er novembre, ce qui n’est pas du tout dans la tradition protestante. On parle du protestantisme, mais il y en a tellement…

La séparation entre le catholicisme et le protestantisme s’est faite progressivement. Qu’est ce qu’est l’Église pour la réforme ? Pour le catholique, l’Église est médiatrice : pour arriver au sacrement l’individu passe par l’Église (confession, mariage, …). Dans le protestantisme, il n’y a pas de médiation ecclésiologique.

La question mariale n’est donc pas fondamentale, le véritable débat porte plutôt sur la nature de l’Église.”

Le signe de contradiction (p. 116-121), fr. M-Augustin Tavardon, o.c.s.o

 

Le fr. Renaud Silly, o.p., chercheur non résident du couvent Saint-Étienne, qui a notamment dirigé la conception du Dictionnaire Jésus de La Bible en ses Traditions, a également participé à ce numéro.