Louis : « L’histoire n’est pas faite que par des empereurs et des débats sur des dogmes, mais aussi par des mosaïstes ! »

Dans huit des onze églises byzantines fouillées à Khirbet es-Samra en Jordanie, des milliers de tesselles [1] colorées avaient une histoire à livrer. Un jeune restaurateur, Louis de Lisle, chargé du dossier des mosaïques du VIe siècle, revient sur le travail accompli.

Louis de Lisle a découvert sa vocation avec les archéologues de l’École biblique. Il y a 10 ans, étudiant en lettres, il a voulu occuper son été en se rendant utile sur un chantier de fouilles et s’est retrouvé en Jordanie, dans le village perdu de Samra, « les ruines sombres », sur lesquelles les Pères Dominicains travaillaient depuis 1981. Depuis, chaque été, il contribue à la tâche qu’est l’étude de ces vestiges.

Placer les vestiges dans un contexte

Si son premier rôle fut de pousser les brouettes de déblais entre les ruines romaines et byzantines, aujourd’hui ce temps est révolu. Auprès du fr. Jean-Baptiste Humbert, o.p., il a appris à dessiner. Dans ses premières années, le frère, le cigare au bout des lèvres comme à son habitude, lui disait « Il faut avoir dessiné 1000 tessons pour savoir bien en dessiner un » ; cela avait effrayé le jeune étudiant, mais depuis Louis ne sait plus combien de milliers de tessons il a gribouillé ! Sûr de sa vocation, de 2010 à 2015, l’apprenti archéologue s’est formé à l’École de Condé et est devenu restaurateur du patrimoine spécialisé en céramique, comme Manon Saenko, son acolyte dans l’équipe.

À peine son mémoire rendu, Louis a été recruté par le fr. Jean-Baptiste pour une mission plus particulière. « Il avait besoin de quelqu’un pour s’occuper des mosaïques et m’a confié le dossier. Il fallait les dessiner, les décrire…, chercher des éléments de comparaison pour les replacer dans le contexte régional, en comprendre les techniques, etc. », explique Louis. Sur les onze églises retrouvées enfouies sous les pierres et le sable de Samra, huit étaient pavées de mosaïques ainsi qu’une salle identifiée comme une sacristie. En 2016, Louis s’est aussi attelé au dessin du marbre des chancels, des chapiteaux de calcaire et des fragments d’autel. « Je dessine ce qui est retrouvé, puis grâce à l’informatique, je complète sur Photoshop. J’ai dessiné les plus grosses pièces retrouvées dans les églises, afin d’illustrer le volume III qui sera théoriquement consacré à Samra byzantine », explique le restaurateur et dessinateur. Louis a effectué un gros travail de recherche en France pour constituer un corpus de mosaïques comparables, et rencontrer une spécialiste du sujet pour vérifier ses théories, etc.

Les mosaïques et leurs motifs

Sur la plupart des mosaïques de Samra, on trouve des motifs géométriques, parfois quelques animaux ou figures humaines mais toujours « défigurés » par les mouvements iconoclastes du VIIIe siècle. Quatre des églises sont datées grâce à ces mosaïques. L’une d’elle cite l’évêque Théodore de Bosra, en 635 ap. J.-C., et une autre porte deux dates des travaux. D’autres appuient la théorie de chapelles funéraires : « Pour le repos d’un tel, fils d’un tel ». Certaines tombes ont aussi été retrouvées à côté de l’une des églises.

L’un des chœurs présente un motif en damier, un motif très original pour la région d’après Louis, « On ne trouve de damier que dans une seule autre église du pays ! ». Grâce aux logiciels d’Adobe, Louis a pu juxtaposer les photos des mosaïques sur les différents plans des églises, et a ainsi tenté de compléter les motifs manquants.

Faire parler les pierres

« En étudiant de près les mosaïques on peut voir quelles tesselles ont bougé, ont été modifiées, et celles qui manquent », commente l’apprenti archéologue. « Il est intéressant de retrouver le travail des mosaïstes, les étapes d’exécution, les différentes maîtrises ou les petites erreurs. C’est parfois plus approximatif au centre et plus précis sur les bords, on comprend qu’il y a d’abord le travail du dessinateur de la mosaïque et celui de son ouvrier qui termine. Ça retrace les façons de faire, la prière de l’époque, la vie d’un village » explique Louis, encore enthousiaste après les heures interminables passées sur ces petits cubes colorés.  « À partir des mosaïques on peut observer les différents ateliers de l’époque, les points communs d’une église à l’autre. Comme ces commandes coûtaient cher, en artisans et matériaux, le village devait être assez riche, cela s’explique peut-être par la voie romaine assurant un commerce », continue-t-il. « D’une certaine façon, l’histoire ce n’est pas que des empereurs et des débats sur des dogmes, elle est aussi faite par des mosaïstes ! »

Avec les trouvailles de Samra, Louis de Lisle et les archéologues ont réuni assez d’éléments pour pouvoir se représenter l’aspect intérieur des églises et les avis sont unanimes : « Ça devait être superbe ! ». Le marbre et les colonnes centrales des chancels étaient d’un beau noir, du schiste bitumeux comme on en trouve à Jéricho, le haut des petite barrières noires était recouvert d’un enduit blanc et les chapiteaux qui les surmontaient étaient des blocs de calcaire peints en rouge, parfois retaillés, probablement récupérés sur d’autres sites plus anciens.

Toutes ces études permettent, chaque été, de se rapprocher davantage de l’histoire du lieu et de ses habitants pour, un jour, proposer une publication complète et scientifique sur Khirbet es-Samra. Les vestiges, eux, sont déjà bien ré-enfouis sous les pierres pour être protégé des locaux, malheureusement peu soucieux du passé chrétien de la région.

[1] Tesselles : petits cubes de pierre d’une mosaïque


Khirbet es-Samra, les églises sorties du sable (2/2)

Suite du premier épisode ! Les pierres du désert jordanien ont révélé, certes, onze églises des VIème et VIIème siècles mais pas seulement… Découvrez la théorie sur l’histoire du lieu et les raisons pour lesquelles, chaque été, l’équipe de l’École Biblique et Archéologique Française doit retourner sur place.

Ce que « la Ruine sombre » apporte à l’Histoire

Dans une présentation de la première publication liée à Samra [1] , Paul Géhin (chercheur émérite au CNRS) dit du village qu’il « manque de pittoresque et reflète bien la banalité des sites ruraux des marges semi-arides ». Le lieu, c’est vrai, n’attire pas beaucoup l’œil quand on ne fait qu’y passer. Et les nombreuses ruines ensevelies sont difficilement imaginables pour le badaud. Les fouilles révèleront pourtant, en 30 ans, plus qu’on ne pouvait espérer.

Le fr. Jean-Michel de Tarragon sur les fouilles.

La lecture des dédicaces de certaines églises de Samra a permis d’en dater précisément quelques unes. Elles livrent aussi les noms des évêques consécrateurs vérifiés ou replacés dans la succession épiscopale du diocèse antique. Malgré ces inscriptions, la proximité de ces onze édifices religieux les uns à côté des autres (comme dans la Rihab proche ou à Um er-Rasas, près de Madaba), parfois jumelés, reste aujourd’hui inexpliquée. On parvient, grâce aux inscriptions, à comprendre à quel saint ou défunt chaque édifice est consacré mais leur nombre et la proximité entre chacun d’eux, elles, restent problématiques.

L’hypothèse la plus probable serait qu’à partir de l’an 540, tout l’Orient se vit ravagé à répétition par des épidémies de peste et que les familles touchées pourraient avoir construit les églises en commémoration des victimes. « Il s’agirait de chapelles funéraires, non pas pour enterrer les corps, mais seulement pour y prier pour le repos des âmes » explique fr. Jean-Baptiste Humbert. Le système agglutiné d’habitations en « grappes de raisin » s’expliquerait alors dans l’agglomération, par le maintien de la cohésion des clans puis des familles en quartiers. En effet, aujourd’hui encore, dans une famille bédouine, les enfants mariés construisent leur nouvelle maison dans la stricte proximité des parents. Chaque « famille » aurait eu à cœur d’édifier sa chapelle.

De l’âge du fer à l’époque romaine

Restes de chancels des églises.

Khirbet es-Samra a aussi révélé des restes de périodes aussi reculées que le néolithique ou que l’Âge du Bronze ancien. L’essentiel de l’implantation a été romaine, bien marquée par l’importante collection de monnaies dans l’auberge dite Mansio datée des IIème et IIIème siècles, dont la présence s’explique notamment par le passage tout proche de la voie romaine dite Via Nova qui, sous Trajan (depuis 114), reliait la mer Rouge à Palmyre.

Le cimetière de Samra, dont font parties les stèles funéraires observées par le fr. Savignac en 1924, se démarque des cimetières classiques de la même période dans la région. Paul Géhin [2] explique aussi que celui-ci « présente l’originalité d’avoir été divisé en deux parties (une partie pré-chrétienne et l’autre chrétienne), avec l’usage de deux langues, le grec et l’araméen melkite ; pour cette dernière langue qu’on appelle aussi christo-palestinien, le cimetière représente un cas unique ». C’est bien ce qui avait amené Alain Desreumaux, aujourd’hui lui aussi chercheur émérite au CNRS et toujours directeur de la fouille de Samra, à entreprendre son travail de thèse il y a 40 ans, bien avant la découverte des restes byzantins.

Les étés jordaniens depuis la fin des fouilles

Tessons assemblés et leurs dessins.

Depuis 2009, plus un seul coup de pioche de l’École biblique de Jérusalem n’a heurté la terre de Samra. Les ruines sont protégées du village bédouin voisin, bien ensevelies sous le sable et les pierres. Seuls subsistent les innombrables restes de mobiliers et tessons que notre équipe archéologique revient étudier chaque année entre juillet et septembre, et ce depuis huit ans. L’équipe se compose du fr. Jean-Baptiste Humbert, évidemment, du fr. Jean-Michel de Tarragon, éternel intendant, photographe et chauffeur, et de quelques bénévoles récidivistes parmi lesquels Louis de Lisle et Manon Saenko, spécialisés dans la restauration des poteries. Giacoma Petrullo, post-doctorante italienne spécialisée dans « l’industrie osseuse », s’est jointe à l’équipe pour la première fois cette année. 

Chaque année, l’équipe doit compter sur la générosité des familles expatriées françaises d’Amman pour se loger. L’équipe les remercie ici ! Au cours des premières campagnes de fouilles, les bénévoles se souviennent que les conditions n’étaient pas aussi douces… Ils logeaient alors dans le village bédouin de Samra, côtoyant chaque jour les scolopendres et les scorpions, les températures caniculaires et le sable du désert. Depuis qu’il n’est plus nécessaire de fouiller, c’est le fr. Jean-Michel qui fait jouer ses réseaux en amont pour que tout se fasse le plus confortablement possible, mais dans la capitale. Chaque semaine, l’équipe fait un aller-retour au site pour y redéposer le matériel étudié et y récupérer de nouvelles caisses de matériel.

Encore un effort, encore quelques mois…par an

Manon et Louis en train de macro-photographier.

Les ressources de la documentation découverte à Samra semblent parfois inépuisables. Fin août, l’équipe calculait qu’il avait fallut un mois cette année pour trier, dessiner, photographier et répertorier 1000 tessons de poteries. Par chance, il n’y a plus d’autres cartons au village, et la sélection souhaitée depuis cinq ans est parvenue à son terme. D’après le fr. Jean-Baptiste, on peut encore estimer à un ou deux étés le travail nécessaire pour boucler le dossier de la publication de Khirbet es-Samra et, enfin, offrir à la science les deux prochains volumes prévus sur lesquels les équipes planchent depuis 1981. Courage, chercheurs, courage.

[1] Revue des études byzantines, tome 58, 2000.
[2] Revue des études byzantines, tome 58, 2000.